le 5 juin 2025
Publié le 5 juin 2025 Mis à jour le 5 juin 2025

Pierre Plancoulaine, enseignant en éthique à CY Tech : « la décision éthique s’exerce toujours dans le concret des situations singulières»

interview_cytech_2025
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De formation philosophique, ancien journaliste, Pierre Plancoulaine enseigne à CY Tech depuis 2019. Au sein du département Humanités et Design, il a participé à la création des modules d’enseignement de l’éthique. Ces cours répondent à l’urgence de comprendre les défis éthiques liés aux métiers de l’ingénierie. Rencontre.

Pourquoi enseigne-t-on l’éthique en filière ingénieur ?

L’enseignement de l’éthique en filière ingénieur est la conséquence d’une prise de conscience des enjeux de la transition écologique. Or, lors de ces dernières décennies, les réalisations des ingénieurs, qui ont transformé nos existences, ont eu un impact sans précédent sur les équilibres socio-environnementaux. Il s’agit aussi de rattraper notre retard par rapport aux pays anglo-saxons, ou la question de l’éthique de l’ingénieur est présente depuis le début du 20e siècle.

Depuis quand ?

En 2021, nous avons créé différents modules : éthique générale, éthique de la recherche et éthique des sciences. Nous en avons finalement gardé deux : éthique générale en deuxième année de prépa intégrée, et éthique des sciences et des techniques, en première année.
 

Quels sont les besoins identifiés ?

Depuis plusieurs années, l’enquête nationale annuelle de l’IESF (Société des Ingénieurs et Scientifiques de France) montre que les jeunes diplômés placent les compétences liées aux questions sociétales au dernier rang de leur préoccupations. C’est pourquoi la CTI a incité les écoles d’ingénieurs à former leurs étudiants aux problématiques de responsabilité individuelle, d’éthique et de déontologie. La réflexion éthique, chez les futurs ingénieurs, se développe à partir de compétences appelées soft skills : être capable d’analyser une situation afin de résoudre des dilemmes moraux, développer son esprit critique, savoir communiquer pour exprimer ses valeurs, remettre en cause, si besoin est, certaines manières de travailler… Les modules d’éthique et le cycle CEF (Communication et Expression : les Fondamentaux) sont d’ailleurs assez complémentaires : ils développent des compétences qui allient savoir-faire et savoir-être.
 

A-t-on déjà pu mesurer l’impact des ingénieurs sur la société en termes d’éthique ?

Les ingénieurs se situent à l’interface entre la science et les besoins de la société. Ils ont une approche solutionniste. Or, l’éthique va orienter leurs décisions, les inciter à prendre en compte l’utilisation des ressources naturelles, le respect de la dignité humaine, la biodiversité… Le développement de l’IA pose également des problèmes nouveaux (protection des données personnelles, droits des individus…), qui interrogent la manière dont cette technologie est conçue.
 

Comment sensibiliser les tekiens, « jeunes adultes en cours de formation », à ces questions ?

Nous cherchons à les faire réfléchir sur le fait que lorsqu’ils seront en poste, dans la vie professionnelle, entre jeux de pouvoir, pression sociale et incitations financières, ils auront toujours la possibilité d’être des femmes et des hommes libres et responsables, capables d’agir sur les événements, en adéquation avec leurs valeurs.
 

Sur quelles bases fondamentales peut-on se reposer pour enseigner l’éthique ?

D’abord, les trois courants majeurs de l’éthique de la tradition philosophique : l'éthique des vertus d’Aristote et Hume, l'éthique déontologique kantienne, et l'éthique utilitariste de Jérémy Bentham et John Stuart Mill, cette dernière étant la plus adaptée aux métiers de l’ingénierie. On peut également s’appuyer sur des études de cas, pour encourager les étudiants à analyser les conflits de valeurs, évaluer les options disponibles et appliquer les concepts éthiques à des situations réelles.
 

Quelles sont les limites de l’enseignement de l’éthique ?

Cet enseignement ne peut pas toujours fournir des réponses définitives à des dilemmes moraux, ce qui peut frustrer les étudiants à la recherche de certitudes. Il existe aussi un écart entre ce que l'on sait être éthique, et ce que l'on choisit de faire dans la pratique.

Certains étudiants, souvent par provocation, affirment qu’ils attachent plus d’importance à leur ascension professionnelle, ou à leur salaire, qu’aux enjeux éthiques ! Je ne formule jamais le moindre jugement. Cet enseignement n’a pas la prétention de dire aux étudiants comment bien agir en toutes circonstances ! Nous, enseignants, sommes là pour leur fournir des outils, afin qu’ils mènent leur propre réflexion. Je suis plutôt optimiste. Les étudiants, dans leur grande majorité, ont parfaitement conscience de leurs responsabilités.
 

L’éthique est-elle, à l’instar de certaines autres valeurs, « évolutive » ?

Certaines valeurs évoluent avec le temps, en réponse aux changements sociaux, culturels, technologiques et politiques. Néanmoins, l'éthique ne se confond pas avec l'adaptation aux normes du moment. Certaines questions font émerger de nouveaux cadres de réflexion, comme en bioéthique ou en éthique environnementale, tout en s'inspirant de quelques grands principes relativement stables dans le temps.
 

Avec l'essor de l'IA, à quels nouveaux enjeux éthiques sont confrontés les futurs ingénieurs ?

Les défis de l’IA sont considérables. Les ingénieurs participent à la création de technologies pouvant remplacer des emplois humains. Ils sont donc confrontés à la question de l’équilibre entre progrès technologique et impact social. D’autre part, les systèmes d’IA peuvent être détournés à des fins de surveillance massive, ou de désinformation (deepfakes, bots…). Les ingénieurs doivent se poser la question des limites de ce qu’ils acceptent de concevoir, et pour quels usages. Lorsque l’IA prend des décisions, il est crucial de s’assurer que les humains gardent le contrôle et le droit de les contester. Cela implique des choix éthiques dès la phase de développement, pour garantir le respect de l’autonomie humaine. De plus, l’IA pose de sérieux problèmes écologiques. Dans ce domaine aussi, les futurs ingénieurs devront combiner compétences techniques, réflexion éthique et sens du bien commun.
 

Avez-vous une anecdote à nous raconter au sujet de l’enseignement de l’éthique ?

Je commence toujours mes cours d’éthique générale en partageant avec mes étudiants un moment difficile de mon parcours professionnel. Il se trouve que mon ancien employeur, un puissant groupe de presse français, m’a licencié après que j’ai témoigné lors d’un procès, en faveur d’une collègue de travail, qui subissait un harcèlement constant (à la fois raciste et sexiste) de la part de notre supérieur hiérarchique. Le procès a duré huit ans, et j’ai fini par gagner. Une manière d’apprendre à mes étudiants que loin d’être abstraite, la décision éthique s’exerce toujours dans le concret des situations singulières, et que l’on gagne toujours à ne pas renoncer à ses valeurs.

Interview réalisée par Sophie MARCHAND PINSON